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UN CIEL RADIEUX / Jiro Taniguchi

2 . Anticyclone existentiel

Lorsque les deux protagonistes habitent le même corps, les règles de la course-poursuite sont tronquées. Rythme, tension, respiration, intrigue, pas un ingrédient ne manque, mais les âmes en question, prisonnières de la même chair, se poursuivent à coup de questions et de regrets. A priori, rien de spectaculaire, pas de quoi faire vibrer les fauteuils. En effet, le tremblement est intérieur. De vieilles peurs bien réelles surgissent. Et le lecteur referme « Un ciel radieux » à bout de souffle.

Deux consciences, un corps

Quartier Lointain Taniguchi ressasse certaines idées. Elles tournent dans ses œuvres personnelles comme autant d’obsessions. Mais loin de pratiquer la redondance, le Japonais diversifie ses angles d’approche. Quoi de plus constructif, en effet, que de multiples points de vue d’un même objet. Il en ressort une connaissance aiguë, un terrain défriché. L’accès est plus aisé. Si Taniguchi pratique la création thérapeutique (son inspiration est essentiellement auto-biographique), il partage surtout son exploration des émotions humaines avec le lecteur, en toute modestie et avec une intensité redoutable.
« Le journal de mon père », « Quartiers lointains », « Un ciel radieux ». Trois œuvres complémentaires. Trois versions croisées d’un thème existentiel : la vie et la mort. Que représente son père pour un homme ? D’abord une référence, puis l’être dont il veut le plus s’éloigner, parfois jusqu’à le rayer de sa vie. Le père, c’est l’origine, le « modèle de base ». Pour prendre son envol, bâtir son identité, le fils vire l’ancêtre. Question de survie personnelle. Les personnages de Taniguchi sont tous à un stade avancé, le passé loin derrière et le présent à la traîne, tout encombré de préoccupations pratiques. C’est le lot de la plupart d’entre nous. Ces hommes en roue libre ne s’arrêteront pas d’eux mêmes. Il faut un événement extérieur. Un choc.

Le maître des marionnettes

Une nuit, dans les rues désertes d’une petite ville, une camionnette percute un motard de plein fouet puis s’encastre dans un poteau. Les médecins ont peu d’espoir de sauver les deux conducteurs. Au moment précis où l’un rend l’âme, le second retrouve une activité cérébrale. Quand il ouvre les yeux, il ne reconnaît personne. On le déclare amnésique. En réalité, il n’a rien oublié de sa vie. Mais il se garde bien de le dévoiler, car il est la conscience de l’homme mort, égarée dans le corps du survivant. Mais qui donc est Takuya ? Dans le film de Frank Capra « La vie est belle », Georges Bailey, jugeant son existence inutile, se jette du haut d’un pont. Un ange l’en empêche in extremis. Puisque Bailey pense que le monde se porte mieux sans lui, l’ange le prend au mot. Il lui montre la vie de ses proches s’il n’avait jamais existé. Sortant ainsi du cadre réaliste, Capra ouvre les yeux de Bailey, et ceux du spectateur. Cet artifice fantastique crée un point de vue inédit sur l’existence. Taniguchi se révèle tout aussi habile. Parce qu’il disparaît, tué dans un accident, Kazuhiro, assiste impuissant au désespoir de sa femme et de sa fille. Il comprend stupéfait le vide relationnel qu’il avait créé, la vie simple et essentielle qui lui avait échappé, son absurde et illusoire quête professionnelle qui l’a emporté loin de sa famille. Aujourd’hui, il est bien décidé à prendre sa place dans le foyer. Mais la conscience de l’adolescent, dans le corps duquel il s’est réveillé, revient progressivement. Kazuhiro est condamné à disparaître. Commence alors une course contre la montre, une lutte intérieure, entre deux consciences, à l’enjeu simple et essentiel : la vie.

A l’ouest du soleil (levant)

Taniguchi au travail Une bande dessinée est lue, puis relue, puis relue…, contrairement à d’autres ouvrages. De la première lecture – entière et rapide – aux suivantes s’opère un approfondissement du récit et du plaisir de ce récit. Plus il est lu, plus l’album prend de l’ampleur. Car le lecteur, libre de naviguer où il veut, au rythme qu’il décide, s’abîmera dans l’histoire avec une sorte de contemplation. Et chaque détail, nouveau ou pas, sera source de plaisir – sous réserve de la qualité de l’œuvre.

Grand amateur de bande dessinée européenne, Taniguchi est avant tout mangaka. Non pas dans les thèmes qu’il aborde, mais par la technique, typiquement nipponne. Il s’agit d’abord de rythme. Les mangas livrent des scènes d’action rapides et puissantes, brutalement relayées par d’autres, très lentes, introspectives. Par ce système de « surprise », le récit garde une longueur d’avance sur le lecteur. Cette spécificité sert à merveille « Un ciel radieux », qui fonctionne sur deux modes : l’enveloppe externe des personnages, fort sollicitée, et ses deux consciences en guerre. Et ce n’est pas tout. Taniguchi saupoudre son récit d’éléments en apparence insignifiants, mais qui contribuent à l’humanité de l’histoire. Le vent qui souffle (en onomatopées), des phylactères vides (pensées en suspens), un rapport sensuel à la nourriture, la présence apaisante de la mer. Cette étonnante alchimie ouvre aux émotions humaines. L’empathie du lecteur pour les personnages est dès lors toute naturelle. Et Taniguchi, avec légèreté, soulève de troublantes questions existentielles.

Ici, maintenant Un ciel radieux

Il lui faut mourir pour que Kazuhiro saisisse les évidences de la vie. La mort joue un rôle clé dans « Le journal de mon père », « Quartiers lointains » et « Un ciel radieux ». Elle sert d’électrochoc à des personnages en fuite, qui vivent sans leur passé, tournés vers l’avenir, oubliant jusqu’au présent. Elle les propulse ailleurs, à un endroit où leur vie apparaît, pour la première fois, dans sa globalité. Et cette vision panoramique de l’existence mène droit à la vie de tous les jours. Taniguchi ancre ses récits dans un quotidien ordinaire car, affirme-t-il, tout ce à quoi l’homme aspire s’y trouve.