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AVANT LE GEL / Henning Mankell

2 . Nom commun : Wallander

Quand Conan Doyle tue Sherlock Holmes, il est le maître du jeu. Pourtant, sous la pression publique, il ressuscite le détective. Son personnage lui a échappé. Il appartient aux lecteurs. Kurt Wallander n’a pas la notoriété de Holmes. Henning Mankell, son créateur, l’éteint en douceur dans « avant le gel ». Ystad continuera à vivre sans son commissaire. Nous déplorons la perte d’un ami.

La méthode Mankell
Mankell scelle le destin des Wallander

Est-ce une caractéristique des écrits du Nord ? Avec l’air de ne pas y toucher, distancié, sans une once de nonchalance, sans effet de manche et sans concession, Mankell envoûte. Simenon, Paasilinna, Hamsun produisent un effet similaire. Ils ne nous promettent rien, nous endorment dans une atmosphère moite, nous manipulent comme de la terre glaise. Sans nous en apercevoir, ils nous glissent dans la peau de leurs personnages. Ces écrivains-là utilisent notre énergie pour mener le récit. Lire Mankell, c’est vivre avec Wallander.

« Après le gel » est publié au Seuil, dans la collection « policiers ». Si l’étiquette « polar » est définie par la présence d’une enquête criminelle, alors, on ne peut le contester, Mankell a écrit un polar. Mais gare aux amalgames. A ce compte-là, Gérard de Villiers (SAS) et William Shakespeare ont aussi écrit des polars. Si elle n’entraîne pas un jugement préconçu sur la qualité, alors, peu importe la définition. Il paraît même que la littérature policière gagne aujourd’hui ses premiers galons et lorgne vers la Pléiade. Mais Mankell se fiche de ces débats ineptes.

Lorsqu’il narre la vie à Ystad, ville paisible de la Suède méridionale, Henning Mankell impose le rythme de son personnage. Il prend son temps, réfléchit, revient en arrière pour enrichir un chapitre, tâte l’atmosphère de la côte située à quelques encablures du Danemark, mais jamais il ne relâche la tension. Pour preuve les dialogues secs et cassants qui accompagnent les pensées incessantes de Wallander. Rien n’est laissé de côté. Mankell développe obstinément chaque facette du récit. Il fouille l’âme humaine et ses tréfonds. Sans son écriture aussi habile que discrète, jamais nous n’aurions accepté un tel voyage. Mankell s’est mis au service de Wallander. Et mine de rien, il nous a pris à la gorge.

La méthode Wallander
Kurt Wallander par Kenneth brannagh

Dans « Après le gel », Kurt Wallander mène sa dixième enquête. On connaît sa méthode d’investigation. On l’affectionne. A force de pénétrer, de roman en roman, dans les replis de la conscience du commissaire, on y a découvert beaucoup de nous-même. Wallander existe, ou, plus exactement, nous existons dans Wallander. Kurt veut se débarrasser sa vie privée Mais elle est comme un vieux chien. Il s’échappe, elle le rattrape. Et finalement, contre son gré, elle influe sur sa vie de policier, elle est partie intégrante de la « mécanique » Wallander. On connaît sa fille Linda, son plus cuisant échec relationnel, pour l’avoir croisée çà et là. Plus d’une fois, Wallander l’a brutalement rabrouée. Puis, sur un coup de tête, avec empressement, il prend de ses nouvelles. Il la malmène affectivement. Elle le lui rend bien.

Dès le premier chapitre où apparaissent les Wallander, Mankell ne laisse planer aucun doute. Linda est le personnage principal. On vit le récit en sa compagnie. Vu par sa fille, Kurt Wallander ne manque pas de piquant, mais cette variante déroute. Lui, dont on connaît les mécanismes intérieurs, devient l’objet d’observation de Linda. Malgré nous, Mankell nous tient à distance du commissaire, car la fille doit faire ses preuves.

Tenue en dehors de l’enquête, Linda parvient toutefois à s’immiscer dans l’équipe dirigée par son père. Elle intervient peu, se borne à observer, à apprendre. Wallander se montre brillant, efficace, intuitif et réfléchi. Linda l’admire. Pas le père, le commissaire. L’enquête, menée avec méthode, semble poussive à Linda. Elle ébauche ses propres hypothèses. Elle prend des risques, suit son instinct, impose une nouvelle cadence au lecteur, reléguant petit à petit son père dans une ère révolue. Mais sa précipitation la met en danger de mort. Kurt intervient de justesse. Linda sort indemne de son premier baptême du feu, elle a accompli son rite initiatique.

Si Kurt Wallander s’efface au profit de sa fille, il n’est pas inactif, et jamais fade. Il constitue une sorte de fond bienveillant, un filet de sécurité pour une Linda téméraire. Dans son enquête, Kurt est lent, il manque d’imagination, les criminels devancent son raisonnement. Si ses qualités d’enquêteur s’émoussent, c’est parce qu’il garde un œil sur sa fille, et râle intérieurement de se découvrir aussi sentimental. Cette perte de repères émotionnels est à l’origine des confrontations père/fille dont Linda, au fil des pages, sort gagnante.

Au début du roman, Kurt veut acheter une maison devant la mer, hors de la ville, isolée. Il est prêt à se retirer. Mais il doit encore jouer un rôle, celui de mentor malgré lui. Très vite, Linda lui échappe. Il la suit péniblement, avec une irascible dignité. Dans les dernières pages, le meilleur ami de Kurt meurt des suites d’un cancer. « Ça se passe bien » dit-il à Wallander. Ensemble, ils avaient décidé de négocier avec la Mort quand elle se pointerait, pour que « tout se passe bien ». Bien sûr Wallander ne meurt pas, mais il disparaît du paysage imaginaire de Mankell, et du nôtre.

Une digne héritière
Linda Wallander par Jeany Spark

Une subtile passation s’opère ainsi. Linda habite provisoirement avec son père. Elle n’a pas encore reçu son badge de policier. Lui piétine dans son enquête criminelle. Sans le décider vraiment, Linda entame une enquête parallèle. Mue par une énergie toute fraîche et un incontestable don de limier, elle trouve la meilleur piste. Dans la course au criminel, Linda coiffe Kurt au poteau. La nouvelle génération prend le relais. Signe des temps, les projets criminels déjoués par Linda sont l’œuvre de terroristes chrétiens. Elle clôt son enquête en septembre 2001, avant les premiers signes de l’hiver. Avant le gel. Kurt Wallander lui laisse volontiers la place. Linda Wallander devient aspirant policier le 11 septembre.

Décidément, Mankell reste le maître du jeu. Il soustrait un personnage auquel sont attachés des millions de lecteurs pour un autre à la fois proche et différent. Devant une telle manœuvre, on est a priori dubitatif. Mais Mankell ne bouleverse pas la recette. Il ajoute des ingrédients, en retire d’autres, en douceur. La dernière page tournée, on éprouve une sensation aiguë de fraîcheur, de rajeunissement. Linda devient notre accompagnatrice dans le monde Wallander, qui a changé de prénom.